Fawkes est penché sur la table des cartes du navire ; il examine une série de bleus qu’il annote. Deux grands gaillards, bien découplés, le visage tanné et attentif sous leur visière, sont debouts à sa gauche et à sa droite.
— Je veux qu’on me le dépouille comme un poulet, tous les compartiments, chaque parcelle de tuyauterie, de conduites électriques inutiles, même la cuirasse.
L’homme à gauche renifle de dérision.
— Vous travaillez de la calebasse, Capitaine. Enlevez-lui sa cuirasse et il se cassera en deux dans une mer pas plus agitée que l’eau d’une piscine par temps calme.
— Dugan a raison, intervient l’autre. Vous ne pouvez pas enlever la carcasse d’un navire de cette taille sans le priver de sa résistance.
— Je prends bonne note de vos objections, Messieurs, répond Fawkes. Mais pour que ce navire flotte haut, son tirant d’eau doit être réduit de quarante pour cent.
— Je n’ai jamais vu démantibuler un bateau simplement pour relever sa ligne de flottaison, reprend Dugan. Quelle est la raison de ce massacre ?
— On peut aussi se passer de la cuirasse et des moteurs auxiliaires, poursuit Fawkes sans répondre à Dugan. Et, pendant que vous y êtes, vous pouvez prévoir la suppression des pylônes de tourelle.
— En voilà assez, Capitaine, tranche Lou Metz, le surintendant du chantier naval. Vous nous demandez de massacrer ce qui a été un excellent navire.
— C’est vrai, c’était une belle barque, reconnaît Fawkes. Et pour moi elle l’est encore. Mais elle a fait son temps. Votre gouvernement l’a vendue à la démolition et l’Armée révolutionnaire africaine l’a rachetée dans une intention tout à fait précise.
— Voilà justement ce qui nous prend à rebrousse-poil, dit Dugan. Nous nous pelons le cul pour qu’une bande de négros radicaux puisse tuer des Blancs.
Fawkes pose son crayon et fixe Dugan d’un regard inflexible.
— Je ne crois pas que vous compreniez bien la situation, dit-il sèchement. Ce que l’A.R.A. fera du navire lorsqu’il aura quitté ce chantier naval ne peut intéresser vos théories raciales. Ce qui importe c’est que ces gens paient mes gages, tout comme ils paient les vôtres et ceux de vos hommes qui, si ma mémoire ne me trompe pas, sont au nombre de cent soixante-dix. Cela dit, si vous y tenez, je serais très heureux de faire part de vos sentiments aux autorités comptables du trésor de l’A.R.A. Je suis certain qu’elles trouveront sans peine un autre chantier plus accommodant. Et ce serait dommage, d’autant plus que ce contrat est le seul inscrit actuellement dans vos livres. Sans lui, chacun des cent soixante-dix hommes de votre personnel devra être débauché. Je n’ai pas l’impression que leurs femmes et leurs gosses seront ravis lorsqu’ils apprendront que vos minables objections ont réduit votre personnel au chômage.
Dugan et Metz se regardent, furieux et vaincus. Metz évite les yeux de Fawkes et, l’air renfrogné, fixe les bleus étalés sur la table.
— Okay, Capitaine, c’est vous le patron.
Le mince sourire de Fawkes reflète une assurance venue de longues années de commandement.
— Merci, messieurs. Maintenant que tout malentendu est dissipé, pouvons-nous poursuivre ?
Une heure après, les deux techniciens de l’arsenal quittaient le pont supérieur du navire.
— Je ne peux pas croire que j’aie bien entendu, murmurait Metz, accablé. Cette tête de pioche d’Ecossais nous a-t-il réellement donné l’ordre d’arracher la moitié des superstructures, les cheminées et les tourelles de proue et de poupe et de remplacer le tout par du contreplaqué peint en gris ?
— C’est exactement ce que ce type a dit, répond Dugan. J’imagine qu’il calcule qu’en le débarrassant de tout ce poids, il peut alléger le navire d’environ 8 000 tonnes.
— Bon, mais pourquoi le remplacer par des espèces de maquettes ?
— Ça me dépasse. Lui et ses copains noirs espèrent peut-être bluffer la Marine sud-africaine et la faire sombrer de frousse.
— Et ce n’est pas tout, reprend Metz. Si tu achetais un bâtiment comme ça pour faire la guerre, est-ce que tu n’essaierais pas de garder l’affaire secrète ? A mon avis, ils vont aller bombarder Le Cap.
— Et avec des canons en bois, s’il te plaît.
— J’aimerais pouvoir dire à ce vieux bâtard de prendre son contrat et de se le mettre au cul, grince Metz.
— Le malheur c’est qu’il nous tient par les balloches, dit Dugan, qui se retourne pour fixer une vague silhouette derrière les hublots de la passerelle de commandement. Tu ne crois pas qu’il est mûr pour la camisole de force ?
— Dingue ?
— Oui.
— Fou comme un renard, oui. Il sait ce qu’il veut et c’est bien ça qui me tracasse.
— Qu’est-ce que tu crois que l’A.R.A. en fera lorsque le bateau sera en Afrique ?
— Je suis prêt à parier qu’il ne touchera jamais au port, dit Metz. Lorsque nous aurons fini de lui sortir les tripes, il sera tellement instable qu’il se mettra la quille en l’air avant de quitter Chesapeake Bay.
Dugan s’installe sur un énorme cabestan. Il regarde la longueur du navire. L’énorme masse d’acier semble glaciale et malveillante ; on dirait qu’elle retient son souffle en attendant l’ordre muet de déchaîner sa terrifiante puissance.
— Tout cela m’emmerde, dit finalement Dugan. Et je demande au ciel de ne pas faire une chose que nous ayons à regretter.
Fawkes examine les cotes d’une série de cartes marines froissées par l’usage. Il calcule d’abord la rapidité et les fluctuations des courants, puis l’étendue des rapports de marée. Lorsqu’il a fini d’aligner ses chiffres, il trace mile par mile sa route jusqu’à son point de destination, et il apprend par cœur chaque bouée, chaque fanal et chaque passe, jusqu’à ce qu’il se les rappelle dans leur ordre exact sans risque de les confondre.
La tâche qu’il s’est fixée paraît impossible. Même en analysant avec précision chaque obstacle et en supposant qu’il soit surmonté, il reste encore trop de variables laissées au hasard. Il lui est impossible de prévoir des semaines à l’avance la météo d’un jour donné. Par ailleurs, les risques de collision avec un autre bateau se révèlent nombreux. Il ne prend pas ces inconnues à la légère et, pourtant, la possibilité d’être découvert et frappé d’interdit ne lui vient pas un instant à l’esprit. Il s’est même préparé à ignorer tout revirement de Vaal qui pourrait mettre fin à sa mission.
Un peu avant minuit, Fawkes pose ses lunettes et frotte doucement ses yeux fatigués. Il prend un porte-carte dans sa poche de poitrine et contemple les visages de sa famille. Puis, avec un soupir, il dresse le porte-carte sur une caisse près du lit de fer qu’il a fait installer dans le poste de commandement. La première semaine, il a dormi dans les appartements du capitaine, mais les installations confortables ont maintenant disparu ; l’ameublement et même le blindage qui protégeait la cabine ont été enlevés au chalumeau.
Fawkes se déshabille et glisse sa grande carcasse dans un sac de couchage après un dernier regard à la photographie. Puis il tire sur la chaîne du commutateur et il se perd dans l’obscurité de sa solitude et de sa haine obstinée.